S'il est vrai que l'on a les intellectuels que l'on mérite, la France de 2015 a de quoi s'inquiéter. Le péan entonné par la médiasphère à la gloire du nouveau libelle* d'Emmanuel Todd en est la preuve. Le grand chelem médiatique a été offert à ce « savant » qui nous explique, chiffres, courbes, diagrammes et cartes à l'appui, que défendre la République, c'est, somme toute, être raciste et n'avoir pour toute référence que les Maurras, Déroulède et Xavier Vallat du nationalisme intégral.
Incroyable, mais Todd a osé ! Il a trouvé cette idée brillante à la façon de ces enfants qui jouent dans le sable, déterrent une vieille godasse et la brandissent comme un trophée de guerre : le 11 janvier, nous étions venus spontanément dénoncer des assassinats et rendre hommage aux victimes, sans nous rendre compte, têtes en l'air que nous étions, que nous faisions du pétainisme. Nous pensions pour la plupart témoigner de notre chagrin, mais dans notre aveuglement émotif nous n'avions pas remarqué que nous étions en train de « mettre en danger les Français juifs en maltraitant les Français musulmans ».
Car c'est bien là le premier enseignement du discours de l'ami Todd : chers lecteurs, vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous ne pensez pas ce que vous pensez. Chers lecteurs, vous êtes pareils au prisonnier de la Caverne de Platon, vos perceptions vous abusent, et vous prenez les ombres et les fumées sorties de votre imagination pour la réalité. Ce ne sont pas les djihadistes qui ont abattu en janvier 17 personnes de sang-froid, mais des « victimes ». Oui, vous avez bien lu : des victimes d'un système inique et retors, d'une France moisie et sûre d'elle-même autant que dominatrice. La France du « néorépublicanisme », « plus proche de Vichy dans son concept que de la IIIe République ». J'ignore son fournisseur, mais son cerveau en surchauffe produit des concepts en batterie. Passons rapidement sur le ton sentencieux et les formulations méprisantes dont il souhaite apparemment faire sa marque de fabrique, à en juger par sa prestation sur France Inter. Nous ne manquons pourtant pas en France de précieux ridicules, mais sa naïveté de croire qu'il prend la Bastille à chacune des sentences qu'il expectore relève assurément d'une adolescence prolongée au-delà du raisonnable. Passons sur la méthode sociologique un peu cavalière d'un homme pour qui le « terrain » ne ment pas mais qui, pour s'y aventurer, fait des pointes de ballerine. Aux fins de statuer sur l'« esprit Charlie », il s'est carrément délivré de la contrainte d'aller y voir de plus près puisqu'il avait « des copains dans la manifestation » du 11 janvier...
L'essentiel, sous le paravent fallacieux de la critique du « néorépublicanisme » et de ce qu'il nomme le« laïcisme radical », c'est la tentative assez inédite de délégitimer, de flétrir et de diffamer ce sursaut citoyen et populaire. Une tentative qu'il avait déjà esquissée dans un journal japonais et dont Marianneavait rendu compte, en février : « Il y a un grand écart entre ce qui se passe actuellement en France et ce que je pense, a-t-il déclaré. [...] Avant l'attentat, je critiquais les dessins satiriques de Charlie Hebdo. Je ne peux donc pas être d'accord avec la sanctification de cet hebdomadaire qui a publié des caricatures obscènes du prophète Mahomet », expliquait-il doctement. "LES SUPPLICIÉS DE “CHARLIE HEBDO” ONT-ILS IGNORÉ JUSQU'À LEUR DERNIER SOUFFLE QU'ILS N'ÉTAIENT QUE LES "COLLABOS" D'UNE FRANCE ÉTRIQUÉE ?"Une tentative qui parvient aujourd'hui à son paroxysme d'efficacité puisque, sous sa plume, le 11 janvier n'a pas été un sursaut républicain marqué du sceau d'un unanimisme qu'il est légitime d'interroger, mais l'expression chimiquement pure de la « fausse conscience », une belle expression qu'Emmanuel Todd emprunte à Marx. Marx auquel il rêvait, jeune, de se mesurer. Mais, quarante ans après, le « dément-graphe » est plus proche de Groucho que de Karl.
-Marinanne
7 mai 2015